Gevrey-Chambertin mai 1999
Antoine, accroupi, gratta de ses doigts la terre sous un cep ; « de la poussière, que de la poussière ! » pensa-t-il. Le printemps venait tout juste d’éclore que la vigne affichait déjà des signes d’épuisement. En mars, le siroco, ce vent chaud venu du sud, chargé de sable volé aux dunes du Sahara, avait favorisé l’éclosion des bourgeons et la bise qui avait pris le relais avait enlevé au sol le peu qu’il lui restait d’humidité et de fraîcheur. Partout, de larges plaies s’étaient ouvertes entre les rangs de pinot noir et l’on pouvait déjà parier qu’elles ne se refermeraient qu’avec les pluies de l’automne, bien trop tard pour sauver une récolte morte dans l’œuf. Les gelées d’avril avaient mis à mal ces pousses trop précoces et celles qui avaient pu résister semblaient trop frêles pour à elles seules remplir les tonneaux. Antoine compris, qu’une année de plus, les rendements et la qualité ne seraient pas au rendez-vous, qu’il faudrait encore puiser dans le peu d’épargne qui lui restait afin de pouvoir mettre de la soupe dans les assiettes. Il commençait à se faire à l’idée que chaque année qui passait l’éloignait toujours davantage des récoltes mirifiques qu’il avait connues naguère, celles où il fallait faire en juillet des vendanges vertes afin que la quantité qui se profilait ne nuise pas à la qualité. Pour lui, les fondements de la météorologie avaient été bousculés, les équilibres malmenés par un phénomène qu’il ne savait pas nommer et que les météorologues commençaient timidement à appeler : « Le changement climatique », ou plutôt : « Le réchauffement climatique », car c’est bien de cela qu’il s’agissait, au fil des dernières décennies, la planète connaissait des températures de plus en plus élevées sans que l’homme et la nature n’aient eu le temps de s’adapter aux nouvelles conditions. Jamais la terre n’avait eu soif à ce point avant l’été et rares avaient été les printemps où les bourgeons n’avaient pas attendu la fin des gelées pour apparaître sur les sarments. Antoine se souvenait trop bien de ce diton que se transmettent les vignerons de génération en génération : « Bourgeon qui pousse en avril met peu de vin au baril ». Il se releva lentement avec l’air abattu du boxeur qui vient de prendre un uppercut en pleine face et qui s’interroge s’il faut ou non jeter l’éponge. Il porta son regard sur les pieds alentour, puis balaya de ses yeux toute sa parcelle du Champ Loiseau ; partout cette même désolation : des ceps grelottants, des sarments sans vigueur, des jeunes feuilles vrillées avant même de s’ouvrir et dont il sait que, quand enfin viendra la pluie, elles deviendront une proie sans défense face aux ennemis que sont l’oïdium et le mildiou. Le plus désolant pour Antoine c’est que rien sous ce ciel d’azur ne pouvait lui laisser espérer que quelque chose allait changer dans les prochains jours ; il connaît assez la nature pour savoir que la brume qu’il distingue au loin sur la plaine de Saône ou le Mont-Blanc qu’il a vu percer l’horizon ce matin au-dessus des sommets du Jura ne sont pas de bon augure pour que cesse ce vent du nord qui inonde les coteaux depuis des semaines et rend les sols aussi arides que les chemins de pierres.
Antoine avait dépassé la cinquantaine, mais les années n’avaient jusque-là pas eu de prise sur son corps. Il avait gardé son visage d’adolescent, à peine marqué par de fines rides au front. Son faciès hérité en partie de ses ancêtres espagnols associé à une voix chantante lui procurait une expression enjouée qui séduisait ses interlocuteurs. Il était plus grand que la moyenne et les travaux de la vigne lui avaient permis de conserver une silhouette svelte sans le moindre embonpoint.
Jean possède une parcelle qui jouxte le Champ Loiseau sur toute sa longueur. Il est venu lui aussi ce matin évaluer l’état de sa vigne et mesurer les dégâts après tous ces jours sans pluie, car la situation est d’autant plus dramatique, qu’ici, entre Gevrey-Chambertin et Morey-Saint-Denis, nous sommes dans le royaume des grands crus, une appellation d’exception qui est aux viticulteurs, ce que le diamant est aux joailliers, un Graal qui leur donne le droit d’écrire avec leur plus belle encre « Grand Cru » sur l’étiquette de bouteilles qui se vendent à prix d’or. Apercevant Antoine à quelques rangs de vigne de lui, il lance pour engager une conversation :
— Ce n’est pas avec ça que l’on va faire exploser les foudres !
Antoine, trop pris dans ses pensées pour avoir vu venir son voisin, eut un mouvement de surprise.
— Tu as raison, ça va encore être une année de vache maigre, je ne sais pas ce qu’il faut faire ? Peut-être changer de métier ! À la ville, ils sont plus heureux que nous : ils n’ont pas de soucis le soir en rentrant du boulot et ils profitent de leurs week-ends et de leurs vacances. Tu te rappelles tes dernières vacances toi ?
— Non, bien sûr ! Tu sais bien que les vacances, ce n’est pas fait pour nous ! Ton père, le vieux Vicente, avait peut-être raison avant l’heure ! Dommage que ce qu’il envisageait était tout de même un peu osé ! Heureusement que Richelet lui a mis le couteau sous la gorge, qu’il lui a dit : « Tu oublies ton projet, sinon ma fille ne sera pas pour toi ! ».
— Il ne m’a jamais parlé de ça ! c’était quoi son projet ? Interroge Antoine.
— Je ne peux pas te dire, car, maintenant que Richelet n’est plus de ce monde, tu serais capable de faire la connerie qu’avait imaginée ton père et ce ne serait pas bon pour nous tous, ce serait probablement bien pire que ce que nous connaissons aujourd’hui ! dit-il eu esquissant un sourire.